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Des ballets pour soi seul

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La pianiste Elisabeth Leonskaja (Photo : Jean Mayerat)

La pianiste Elisabeth Leonskaja (Photo : Jean Mayerat)

Il vint un moment, au milieu de La plus que lente de Debussy, où temps et espace se suspendirent, où l’on pouvait réellement penser avoir réussi à se détacher de la prison de l’ego. La formule est convenue, l’idée davantage encore, mais l’espace d’un instant, juste avant l’ultime retour du thème, juste avant d’apercevoir du coin de l’œil le mouvement de ces spectateurs pressés de ne pas manquer la fin du match de Roger Federer, il y avait de quoi trouver dans cette pièce infiniment plus que ce que pastiche de valse de bastringue veut bien faire entendre : quelques grammes de musique venus finalement s’ajouter à tout ce qu’Elisabeth Leonskaja avait déjà donné aux spectateurs de son récital salle Pleyel. Et pourquoi pas un bref éclair de beauté, fugace comme le clin d’œil qui parut s’esquisser à la dernière mesure de La fille aux cheveux de lin, évanescent comme n’importe lequel des crépitements d’extraordinaires Feux d’artifice.

Une émotion de concert ne vaut évidemment que pour celui qui l’éprouve, et guère plus. Pas question d’en faire un instrument de conviction, surtout pour évoquer un art aussi étranger que celui d’Elisabeth Leonskaja à l’afféterie sous toutes ses formes. Jouer la Sonate en fa dièse mineur de Georges Enesco dans une salle habituée à entendre rabâcher l’opus 36 de Rachmaninov (sans forcément parvenir y comprendre grand-chose par ailleurs), voilà qui peut donner une idée de l’exigence de cette immense artiste ; la preuve, elle, en fut l’exécution même de la sonate, confondante de lisibilité en dépit de la complexité de sa forme et de ses climats austères. Servie en toute objectivité (la pianiste ne se manifestant que pour étrangler d’un regard des applaudissements à contretemps en fin de premier mouvement), l’œuvre d’Enesco ne pouvait que faire présager du sommet qu’allait constituer la sonate de Schubert à laquelle allait être consacrée la seconde partie, ce numéro d’opus D.959 où le grande complice de Leonskaja, Sviatoslav Richter, n’a inexplicablement jamais été enregistré, pas même en pirate (mais l’a-t-il seulement jouée au cours de sa carrière ?).

Sans tenter l’expérience temporelle osée par Menahem Pressler, réduisant au dernier degré d’essentialité la trame de la sonate en sol majeur puis celle en si bémol dans son formidable récital du mois de décembre, Elisabeth Leonskaja parvint, elle, à faire entendre tout au long des quatre volets de l’oeuvre les intimes contradictions de sa forme (I), sa transfiguration de l’élégie (II), sa légèreté diaphane (III), ses questionnements angoissés (IV). Parmi les moments qui me reviennent à cette heure en mémoire – ces brefs instants de musique dont on se rappelle à la fois l’empreinte émotionnelle qu’il nous ont laissés mais aussi leur expression sonore (autrement plus impalpable, et parfois indescriptible, quand esprit et oreille ne peuvent rien expliquer) je garderais, pêle-mêle : le frisson procuré par ce tempo d’andantino au deuxième mouvement, habité comme par un être qui marcherait avec juste assez de force pour ne pas s’écrouler ; le retour du thème inaugural en fin de premier mouvement, smorzato, épuisé ou épuré par le douloureux voyage accompli, comme venu d’un autre monde ; la grâce chorégraphique de certains rythmes, dégagés de toute raideur mécanique ; ce mélange de rectitude et de souplesse qui fit de maints endroits des prodiges d’évidence ; la consolation passant comme un souffle sur des gouffres d’angoisse.

S’il me fallait me faire violence, et chercher à nommer à tout prix le secret de la grandeur de ce piano (quoique le Petit Concertorialiste l’ait infiniment mieux dit que moi, aussi espérerons-nous qu’il sorte de son silence pour nous donner son analyse de ce grand récital), au-delà de sa capacité à appréhender la forme sans intention préconçue, ce pourrait bien être dans l’émotion capable de procurer ce toucher : refusant les mirages de la sophistication sonore, puissant mais sans raideur, dessinant un legato funambulesque sans jamais succomber à la sur-articulation ou son contraire. Si les Valses nobles et sentimentales de Ravel sonnaient comme au premier jour, si le Schubert de cette sonate ou celui de la première des trois Klavierstücke offert en bis donnait l’impression de ne danser que pour lui seul, n’est-ce pas par sa seule vertu ? Face aux Préludes de Debussy, Richter disait s’imaginer le parfum des fleurs ; à chacun d’imaginer celui de cet éclatant bouquet…

(Ravel : Valses nobles et sentimentales, Enesco : Sonate en fa dièse mineur, Debussy : Le vent dans la plaine (Préludes I,3), La fille aux cheveux de lin (I,8), Feux d’artifice (II, 12), Schubert : Sonate en la majeur ; Elisabeth Leonskaja ; Salle Pleyel, le 02/06/13)



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